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Botho Strauss (1944-
né le 2 décembre, à Naumburg en Thuringe (Allemagne de l'Est) |
Ithaque, 1996 Après vingt ans d'absence, Ulysse est de retour dans sa patrie, fatigué de ses errances. Pallas Athéna en personne l'éclaire sur la situation dans laquelle se trouve son royaume. D'innombrables prétendants se sont installés dans le palais et demandent la main de Pénélope, tout en corompant les moeurs et faisant comme si le roi était mort depuis longtemps. La chère maison est en désordre et les hôtes vivent dans le dévergondage. sur les tables et les bancs traînent les restes du festin ininterrompu. Dans les chambres, les servantes couinent pendant le coït. Quelle racaille dissolue commande au destin d'Ithaque ! Est-il encore un seul homme honnête parmi tous ces scélérats ? Ici le monde est cul par-dessus tête, comme si l'on voyait Héraclès vaincu par une mégère. Comme si le poète chantait les louanges du rat. la perte du discernement mène à l'adoration de l'impudence. les bouffeurs de crotte jouissent des mêmes droits que les buveurs de lait. |
Elevé dans l'Allemagne de l'après-guerre, il absorbera l'atmosphère particulière de cette période peuplée de ruines et d'esprits en souffrances. Après des études de littérature, d'histoire du théâtre et de sociologie (sa famille s'est établie en RFA en 1950), il est critique à la revue Theater Heute, puis, à 26 ans, il travaille à la Schaubühne de Berlin sous la direction de Peter Stein, en tant que dramaturge. Adaptant ou traduisant divers auteurs - Labiche, Ibsen, Gorki - il se met à écrire ses propres pièces. C'est pour lui qu'il adapta La Cagnotte de Labiche, jouée avec un très grand succès au début des années 1970, et Les Estivants de Gorki, dans sa version cinématographique. Son travail à la Schaubühne l'amène vite à écrire son propre théâtre, qui devient, presque chaque année, l'événement de la scène berlinoise : après l'agitation de la fin des années 1960, on découvre des formes inattendues, un regard nouveau qui décompose les images, le langage d'une époque, d'une société et d'une individualité modernes, en fait apparaître les fissures, les lapsus et les bégaiements pour les recomposer en grandes machines pleines d'amertume et d'humour. C'est un théâtre du décalage, de l'étrangeté, qui s'attaque aux clichés de comportement, aux attitudes imposées, et où les spectateurs allemands peuvent reconnaître les tics, les expressions, les gadgets de la mode la plus instantanée. Bien entendu, au-delà de cette acuité immédiate, le théâtre de Strauss met le doigt sur les blessures les plus profondes des sociétés contemporaines, vues le plus souvent à travers les individus mêmes, les rapports de couples et de groupes. Après Les Hypochondres (1971) et Visages connus, sentiments mêlés (1974), La Trilogie du revoir (1976) et Grand et petit (1977), décrivent, dans un jeu de construction assez cinématographique, la rupture, la séparation et leur impossibilité, les vains efforts pour accéder à l'autre. Il s'impose au public par ses fresques sur la solitude, l'enfermement, les situations d'incommunicabilité. La distance entre ses pièces, romans, nouvelles, est peu sensible, et ses romans ont souvent été adaptés au théâtre. D'un style sombre, mettant l'homme face à ses déceptions, anonyme dans une société déshumanisée, Botho Strauss traduit autant les mouvements sociaux que les paysages intérieurs symbolisés par La Trilogie du revoir, qui est un énorme succès au théâtre de Berlin. Le choix de Berlin comme décor de la plupart de ses textes fait aussi de cette ville une métaphore de la solitude humaine. Botho Strauss exprime moins les mouvements sociaux que l'anonymat des personnes dans la société moderne. Les personnages sont souvent les victimes de leurs espoirs déçus. Le désespoir ne conduit qu'à une lucidité malheureuse. Botho Strauss est reflet et révélateur de son temps. La farce Kalldewey (1981) touche à l'extrême actualité sociologique allemande, traitée sur un mode grotesque et délirant. La prose suit au fond, elle aussi, cette double ligne : l'observation d'un monde en décomposition et recomposition, dont il s'agirait de retrouver les racines et de rêver l'avenir ; c'est ce que font Couples, passants (1981), série de choses vues, de tableaux, d'aphorismes, et Personne d'autre (1987), après les romans de la solitude impossible, plus proches des thèmes du théâtre, tels La Dédicace (1977) et Raffut (1980). Strauss a été révélé en France par Claude Régy qui monte successivement La Trilogie du revoir (1978), Grand et petit (1982 à l'Odéon), Le Parc (1986). Avec Le Parc (1983), Strauss change de style sinon de genre : il s'agit toujours de rapports de couples et de groupes, mais référés cette fois aux plus anciennes mythologies et à la littérature, devenue mythe elle-même : l'Obéron et la Titania de Shakespeare, sortis tout droit du Songe d'une nuit d'été, se mêlent aux humains pour ressusciter en eux le désir et l'amour passés au rouleau compresseur de nos sociétés ; mais ce sont les dieux qui se dissolvent, c'est le mythe qui est englouti par une réalité qu'il prétendait régénérer. Le Parc manifeste, dans la complexité du jeu kaléidoscopique des références, la tentation de l'ésotérisme que l'on retrouve dans les romans de la même époque, comme Le Jeune Homme (1984). Création d'un univers mythologique à la recherche de racines, Le Jeune Homme (1984) se présente, lui, comme un roman d'initiation à miroirs et tiroirs renouant avec une grande tradition romantique. Avec son style aigu, ciselé, extraordinairement inventif et cependant capable de toutes les parodies, le moraliste qu'est au fond Botho Strauss a profondément renouvelé la prose allemande. En 1989, Botho Strauss reçoit le prix Georg-Büchner, la plus haute distinction littéraire en Allemagne, pour être "parvenu à transposer sur scène la vie désorientée de notre société". Il écrit : "Quand [le théâtre] réussit, quand il utilise les comédiens pour ramener le plus lointain à une inconcevable proximité, le théâtre acquiert une beauté déconcertante, et le présent gagne des instants qui le complètent d'une manière insoupçonnée". Luc Bondy adapte Le Temps et la chambre à la Schaubühne en 1989. Patrice Chéreau en a proposé une nouvelle mise en scène à l'Odéon en octobre 1991 (1992), dans une adaptation de Michel Vinaver. Luc Bondy met en scène Le Fou et sa femme ce soir dans Pancomedia en 2001 (ainsi que Peter Stein) et Retour inattendu (2002). Ménageant peu le public, il tire du sanglant Titus Andronicus de Shakespeare une interprétation intitulée Viol dont les scènes crues choquent le parterre parisien, en 2005. Il revient en 2006 dans un genre qui lui est peu familier, une comédie de boulevard, La Tanière, jouée à l'Aktéon. |
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